Ces danseuses de pierre et de bronze qui ont tant à nous raconter
Au Musée Guimet, statues et sculptures racontent une autre histoire des danses classiques indiennes.Ce billet est basé sur la visite du Musée Guimet commentée par Tiziana Leucci, chercheur au CNRS et anthropologue de la danse, organisée le samedi 16 avril 2016 dans le cadre du Festival de danses classiques indiennes Mouvements Emouvants 2016.
Deux questions principales agitent aujourd’hui la recherche sur les danses classiques indiennes : d’une part leurs origines, et d’autre part leur fonction. Questions d’autant plus pertinentes que les origines et fonctions de ces danses ont été totalement redéfinies au moment de leur renaissance au cours du 20ème siècle.
Car rappelons que les danses classiques indiennes (aujourd’hui au nombre de huit) ont connu une période de relégation et d’oubli durant la conquête musulmane et la colonisation britannique. Et c’est suite à l’indépendance de l’Inde, âprement bataillée et mettant fin à de nombreuses vexations culturelles, que l’élite indienne s’est réapproprié son ancien patrimoine, menant à la réécriture de l’histoire de la pratique de la danse en Inde.
Aujourd’hui, chacun des huit styles reconnus comme « classiques » se revendique comme étant plus ancien que les autres, plus authentique, plus « indien », prenant à témoin la très riche statuaire ancienne. Chaque style revendique également son origine sacrée, alors que la danse ne fait plus partie du rituel des temples et s’exécute désormais sur scène. Chaque style, enfin, est utilisé comme vecteur majeur de valorisation de la région dont il est originaire.
Nous rappellerons ici quelques faits historiques :
- Le jeu de miroir entre l’Orient et l’Occident dans la renaissance de la danse classique indienne, certains éléments considérés aujourd’hui comme « traditionnels » étant nés dans des circonstances presque burlesques (cas de Mata Hari) ;
- La proximité entre danseuses de temple et de cour, au-delà des affirmations actuelles selon lesquelles les danses classiques indiennes sont issues des temples, perçus comme plus nobles ;
- La porosité des frontières religieuses et géographiques dans la pratique de la danse, au-delà des distinctions caricaturales que figent les styles indiens aujourd’hui ;
- Le rapport direct entre la danse et d’autres formes d’art/artisanat locales.
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Mata Hari, la Hollandaise qui a imposé l’icône de Shiva
C’est dans la rotonde de la bibliothèque du Musée Guimet qu’émerge en France l’histoire de la danse indienne, qui se distingue des danses exotiques auxquelles on assistait à l’époque. Mata Hari apparaît en danseuse hindoue, exécute un striptease enveloppé de spiritualité, subjugue l’auditoire et fera date !
Une statue de Shiva dansant (Shiva Nataraja) a été installée dans la rotonde et fait partie de la mise en scène. Cette pratique consistant à installer sur scène la statue de la divinité, alors que les danses sont présentées hors des temples, sera ensuite reprise par les danseuses indiennes en Inde, directement inspirée des célèbres clichés de Mata Hari.
Pour se replonger dans l’atmosphère de cette soirée sulfureuse où Mata Hari déploya son charme dans la rotonde du Musée Guimet, on peut revoir cet extrait des émissions « Secrets d’histoire » (France 2) et « L’ombre d’un doute » (France 3) !
Photo : Mata Hari danse dans la rotonde du Musée Guimet près de la statue de Shiva (au fond à gauche).
Danseuses sacrées ou belles courtisanes ? Les deux !
Shiva Nataraja, dieu de la danse, est justement l’un des dieux auxquels des danseuses offraient leurs danses rituelles dans les temples anciens (l’une des 16 offrandes aux divinités). Mais il existait une grande similitude de fonctionnement entre les temples et les cours royales, les danseuses faisant partie du quotidien dans les deux espaces. Cet article de Tiziana Leucci évoque justement les liens entre danseuses de temple et de cours et la reconstruction du Bharata Natyam au 20ème siècle.
Les courtisanes évoquaient la puissance féminine (Shakti) à laquelle étaient associées des valeurs positives : les rois s’en entouraient comme de porte-bonheur ! Les impressionnantes figures des Yogini, femmes pratiquant le Yoga, dont l’invocation passe parfois par des transes dansées, témoignent de l’importance de cette puissance féminine dans la culture indienne, avant que la morale chrétienne du colonisateur britannique ne déprécie ces rituels.
Photo : Tiziana Leucci (CNRS) pointe les danseuses sacrées qui permettent au héros de guerre à qui cette stèle est dédiée de quitter le monde des guerriers (en bas) pour rejoindre le paradis de Shiva (en haut).
Danse sans frontières religieuses ou géographiques
Contrairement à l’image figée que les styles classiques indiens laissent percevoir aujourd’hui, la danse en Inde a traversé les frontières géographiques et religieuses. L’hindouisme avait sacralisé la danse comme rituel religieux (on se rappelle le traité sacré de danse-théâtre Natya Shastra). Le bouddhisme, plus moralisateur, a entretenu un rapport complexe avec les danseuses au caractère si charnel. Pourtant, il a continué à représenter des figures dansantes…
La diffusion de l’hindouisme et du bouddhisme en Asie du Sud-Est et au Tibet est à l’origine d’une similitude frappante des positions de danse subtilement assimilées du Cambodge à l’Inde.
Photo : figure dansante d’inspiration hindouiste sur une oeuvre bouddhiste.
La danse se conjugue avec l’artisanat local
La danse, c’est aussi des costumes faits de tissus précieux, des parures, des ornements. Le Musée Guimet en présente quelques superbes exemples. Les témoignages de voyageurs européens des 18ème et 19ème siècles ont largement relaté l’importance des parures des courtisanes et danseuses indiennes de l’époque.
Cette importance se poursuit aujourd’hui dans les danses classiques indiennes où chaque style met en avant l’artisanat local et les ressources des régions. Ainsi, le travail traditionnel de l’argent en Orissa expliquerait l’utilisation de ce matériau pour la réalisation des parures traditionnelles de la danse Odissi…
Photo : parure précieuse au Musée Guimet.
Conclusion
Danse de temple pour honorer les dieux, danse de cour royale pour élever la conscience des mortels, danse de scène où l’Occident a imprimé sa marque, danse ni exclusivement indienne ni seulement hindoue… Ce sont quelques aspects de ces danses classiques indiennes qui renaissent à notre époque. Les sculpteurs se sont inspirés des danseurs, nous léguant un patrimoine magnifique dont les chorégraphes modernes s’inspirent à leur tour dans l’Inde indépendante qui cherche à renouer avec ses racines. Mais aujourd’hui comme hier, c’est toujours la mythologie qui est la principale source d’inspiration des créateurs…
Photo : visite commentée au Musée Guimet dans le cadre du Festival de danses classiques indiennes Mouvements Emouvants, le 16 avril 2016 avec Tiziana Leucci (CNRS).